Sitôt qu’un peintre rompt avec les conventions ou avec les critères visuels en vogue, sa démarche provoque des levées de boucliers. L’artiste rebelle œuvrant à contre-courant de « l’art installé » se trouve toujours en difficulté. Tout se passe comme si le public voulait enfermer l’artiste dans le cadre de visions que le premier a admises, sans se préoccuper de la liberté fondamentale et évidente de tout « création ». Créer : tirer du néant et non pas poursuivre.
S’en tenir à la jouissance confortable d’une expression en vogue est une attitude dangereuse. Elle aboutit à confiner l’art dans un immobilisme mortel. Mais rien n’empêche que les propositions novatrices s’appuient largement sur les acquis du passé. Par essence, l’expression artistique est liberté. Alain Senez a fort bien compris ces choses. Son art sera chant de libération de tous les diktats.
Le résultat d’une longue obstination
Reçu bachelier, Alain Senez s’est posé, une seule fois, une question : qu’allait-il faire de sa vie ? La réponse vint, catégorique, évidente.
-Je serais peintre. Je ne peux pas imaginer faire autre chose. Parce que peindre pour moi est un équilibre.
Comment cela allait-il se passer ? Beaucoup de portes étaient ouvertes.
-Durant mes études à l’Académie des Beaux-Arts d’Aix-en-Provence et, plus tard, à l’Ecole Nationale Supérieure des Beaux-Arts de Paris, il était de bon ton, parmi les étudiants, de rejeter l’enseignement académique. Comme-si, jeunes oiseaux, les ailes à peine formées, nous n’avions qu’une hâte : sauter du nid. Cette attitude n’était pas combattue par nos maîtres mais elle m’a toujours paru suspecte. Je la ressentais comme procédant d’une démarche de jeunes intellectuels impatients, sans plus. Elle n’avait rien à voir avec le fait pictural et, tout autant que l’académisme, elle ne pouvait aboutir qu’à fermer la peinture dans un laxisme sclérosant.
Cette prise de conscience du jeune étudiant le plaça brutalement devant les seules questions qui lui importaient : qu’avait-il à dire ? Huit années plus tard, il avait dégrossi sa voie. Refusant de se laisser entrainer dans des mouvements irréfléchis, se méfiant tout autant de ses acquis académiques. Alain Senez entrait dans l’art de peindre comme un croyant entre en religion, avec le plus grand respect pour ce qu’il allait faire. Il emportait avec lui un bagage considérable : sept années d’histoire de l’art conjointes à huit années d’apprentissage du métier de peintre. Quatre de ces années étaient écoulées à L’Ecole Supérieure des Beaux-Arts de Paris, d’où il sortit avec de nombreuses distinctions : le Grand Prix Rocheron et une participation au Prix de Rome en que grand logiste. Il y apportait aussi ses doutes. Ils font partie de sa nature car Alain Senez est un optimiste inquiet. L’appréhension de ne pas pouvoir atteindre la perfection dont il rêve le tenaille.
-Il reste toujours quelque chose à connaître, un savoir à engranger, des corrections à apporter dans l’exercice de son art.
Un séjour au Tchad va élargir ses horizons, déjà très ouvertes, et quatre années d’enseignement lui permettront de se colleter à la jeune génération montante. Il complétera cette formation très éclectique par un séjour d’un an en Toscane.
Au cours de ce long apprentissage, ce jeune méridional, né en 1948 à Aix-en-Provence, à l’ombre de la maison de Cézanne, a beaucoup travaillé. Car c’est un travailleur acharné. Estimant que la connaissance approfondie de l’art flamand manquait à son savoir. Alain Senez s’installa un an en Flandre orientale, visitant les musées, étudiant, copiant, approfondissant les techniques des peintres des Pays-Bas de l’époque. Depuis plusieurs années, il séjourne à Bruxelles avec sa femme et ses trois enfants. Fort d’une telle formation, Alain Senez domine supérieurement toutes les techniques d’expression. Il fait ce qu’il veut, comme il veut et il arrive que les résultats dépassent ses espérances. Mais il doit prendre garde de ne pas se laisser griser par ce « savoir » qui l’entrainerait à une perte de contact avec le « fait pictural » proprement dit. Il le sait et y veille de près. La tentation est forte de laisser la bride sur le cou à un savoir générateur d’une grande admiration.
Dans un temps ou le désordre des valeurs atteint un comble, comme l’a écrit Louis Pauwels, Directeur du Figaro Magazine, il faut se garder de croire qu’un grand savoir technique pourrait apporter un remède à un laxisme outrancier.
Reflet d’un tempérament…
Senez ambitionnerait-il de se poser en champion d’un retour aux valeurs picturales traditionnelles ? Se pose la question signifierait que l’on n’a pas saisi les liens unissant Senez à la peinture. Il n’est nullement question, dans sa démarche, de prôner l’une ou l’autre orientation d’expression picturale. Senez ne voit pas dans l’adhésion à une ligne de force, une source de rapports enrichissant se tissant entre l’artiste et son œuvre.
-Je vois peu de différences fondamentales entre les démarches d’un Pollock et celle d’un Giorgione : entre celle de Christo, de Duchamps ou de Manet. Tous, dans le fond, font la même chose. Ils inventent des mondes distincts des éléments qui constituent le fait pictural dont ils sont les auteurs.
Quand Duchamps présente un urinoir de facture commerciale à une exposition internationale de sculpture, il rompt magistralement avec la fonction d’habituelle de l’objet présenté et l’acte de Duchamps bascule, par le fait même, dans le monde différent de celui que l’on attendait. Il propulse l’objet très loin de sa fonction. L’acte de Duchamps, paroxysmique, est significatif de sa philosophie d’approche de l’art contemporain.
-Une œuvre d’art ne nait pas d’un style, d’une époque, ni d’un lieu, mais de l’admiration que provoque sa présence en un lieu. Il faut séparer le tableau du monde qu’il représente. Une œuvre ne nait pas de son style mais son étrange pouvoir évocateur.
Article R. Lacroix – Image intérieur d’usine
Evocateur non pas seulement parce qu’il est le fruit d’une imagination en marche, mais parce qu’il résulte d’un élan de l’être tout entier. Y a-t-il des recettes, des ingrédients à utiliser pour aboutir à cette fin ?
Alain Senez ne croit pas au pouvoir fascinatoire des recettes. Il admire les peintres italiens et flamands des siècles passés, ais il ne se sent pas concerné par leurs œuvres ? Il n’est pas d’avantage sensible aux œuvres plus récentes d’un Pollock ou d’un Bacon, qui ne correspond pas à son tempérament.
- Je me trouve désespérément seul devant ma toile. L’image même du sujet s’estompe pour faire place à l’acte de peindre. Un acte gestuel auquel je prends un plaisir fou. Mais j’ai besoin d’un support de l’esprit pour laisser courrier mes pinceaux. C’est un peu comme une enfant dont l’imagination devient féconde à l’audition d’un conte. Ce support est le sujet du tableau, mais il ne faut pas lui attacher plus d’importance qu’il n’a. C sont des « sujets-prétextes à peinture ».
En tenant ces propos, Senez livre la clé de son œuvre : l’expression d’un plaisir de peindre. C’est rare. Fait-il s’étonner qu’on se la dispute à Londres et à Paris ?
Sujet-prétextes d’un peintre de haut rang
Sujets-prétextes ces décors de théâtre, ces évocations de répétitions sur le plateau, cette unique fleur démesurément agrandie, ces paysages de plaines ou de montagnes, détails d’architecture baroque, des scènes mythologiques, des évocations d’agapes d’une réunion de famille,…
Dans cette panoplie de sujets variés au gré de la fantaisie de l’artiste s’intercale une action continue. C’est la réalisation de huit grandes toiles – 1.80 X 2.40 m – inspirées par l’histoire de sa vie, peu commune, de huit individus à l’étrange destin. Huit œuvres maitresses constituent la suite Transcription, un ensemble magistral que l’artiste montre peu, comme s’il en était jaloux et craignait de le voir disloquer. Partout, le geste large et souple s’y déploie avec aisance, avec passion.
Haute et riche en couleurs généreuses, en mouvement, en éclatements, l’œuvre de Senez est perpétuellement en recherche. Elle trouve, découvre, rebondit, libre comme l’air, l’air de notre temps ? Elle véhicule de superbes plages romantiques, des audaces que les plus téméraires des peintres contemporains hésiteraient à aborder. Elle développe des folies, des prodiges d’équilibre et, peut-être par-dessus tout, une énorme griserie de traits, de couleurs.
Eblouissement fusant de partout, qui laisse pantois, chacune des parties rivalisant de délicatesse, de finesse, de force contenue.
D’où sort donc ce feu d’artifice dont les étoiles ne s’éteignent pas ? De la passion d’un artiste de haut rang qui ravira tous ceux qui aiment la peinture.